Voilà plus d'une semaine que l'ancienne Capitaine du Mary-Sue n'avait pas eu de contrat à accomplir, ni les revenus qui allaient avec. Tirant la moue, elle fit le compte des pièces d'or qui lui restaient et se dit qu'avec un peu de concentration et une bonne main, elle pourrait renflouer un peu ses ressources en pariant son argent à des jeux de taverne. Pour cela, elle connaissait exactement l'endroit où se rendre.

N'habitant pas très loin des bas quartiers, elle ne mit pas longtemps à rejoindre les véritables bas fonds de la capitale où se mêlaient tout un tas d'odeurs différentes et où les regards tantôt agressifs, tantôt méfiants, lui rappelaient toujours un peu Marblerock. Son ancienne vie lui manquait, à n'en pas douter, et elle donnerait beaucoup pour y retourner. Néanmoins, elle commençait à bien prendre ses marques depuis qu'elle était arrivée sur l'île par le portail et que sa réputation se frayait un chemin tranquillement vers les oreilles de gens plus fortunés.

Quoi qu'il en soit, elle poussa la porte de la taverne du Vieux Pieuvralin Mousseux où elle adressa un signe de tête au patron qui commençait à la connaître vu que c'était l'établissement qu'elle fréquentait le plus. Passant au comptoir pour se payer une bière, elle s'enquit de sa pinte une fois servie et ne tarda pas à s'installer dans le fond de la taverne où plusieurs tables étaient déjà occupées par des joueurs plus ou moins aguerris de jeux d'argents. Son attention se porta sur l'une en particulier où un gobelin, un nain et un homme à l'allure étrange étaient sur le point de démarrer un jeu de cartes qu'elle connaissait bien.

Elle prit place sur la dernière chaise restante en silence, accueillie par un regard mauvais de la part du gobelin mais par un haussement d'épaules de la part des deux autres. La partie commença sans plus tarder et les mains qu'on lui distribuait étaient clairement en sa faveur, si bien qu'elle ne mit pas longtemps à récupérer le double de sa première mise. Le gobelin semblait au bord de l'explosion à la troisième manche consécutive qu'elle remporta et l'homme étrange ainsi que le nain commencèrent également à montrer des signes d'impatience.

« Et bah alors les gars, tirez pas ces tronches. »

S'amusa-t-elle d'un ton détaché en ramenant le pactole dans sa direction, mais une dague plantée brutalement dans la table non loin de sa main gauche lui fit lever un sourcil et monter sa garde.

« Elle triche ! Cette salope triche j'en suis sûr ! »

Beugla le gobelin alors que le nain à la barbe pleine de gouttes d'alcool se préparait déjà à en découdre, saisissant le manche de son marteau d'arme avec le peu d'agilité qu'il lui restait après avoir ingéré tant d'alcool. Seul l'homme sous sa capuche semblait garder un minimum son calme, alors que le gobelin retirait sa dague de la table pour la pointer en direction d'Idell.

« Tu veux vraiment en arriver là ? »

Demanda-t-elle calmement, trop calmement, à celui qui la menaçait clairement de son arme. La jeune femme était prête à sortir son vieux revolver à tout instant, mais dans un premier temps elle chercherait à tirer parti de la situation avec ses poings et ses genoux.

« J'vais te faire la peau sale tricheuse ! »

Sitôt que le gobelin eut prononcé ces paroles, le nain écrasa son marteau sur la table qui se fendit en deux en faisant voler les pièces d'or dans tous les sens, provoquant l'attention d'une grande partie de la taverne qui décida de s'en mêler pour soit distribuer gratuitement des pains dans la figure, soit ramasser l'argent qui s'était éparpillé dans les alentours.

Idell regarda sa mise s'envoler de la table et son regard se durcit tandis qu'elle évitait de justesse un coup de dague du gobelin qu'elle attrapa ensuite par le col pour lui distribuer un coup de poing bien senti de sa main libre. Il voulait la bagarre ? Il allait l'avoir ! Et visiblement, le reste de la taverne aussi...

Un verre vide projeté directement sur la tête du gobelin qu'elle venait de frapper lui fit lâcher son col sous l'effet de la surprise. Elle jeta un œil en direction du lancer pour s'apercevoir que non seulement la moitié de la taverne avait rejoins la bagarre, mais que parmi eux se trouvait une femme élégante qui n'avait pourtant pas l'air d'avoir peur de se salir les mains, ou plutôt le visage vu la façon dont elle s'occupa du cou de son agresseur.

Visiblement, elle était porteuse de magie mais Idell n'eut pas le temps de profiter davantage du spectacle car une dague venait de lui être plantée dans la cuisse par l'homme qui jusqu'ici était resté plutôt calme. Et en plus ce fumier tentait de lui voler sa bourse dans son manteau en profitant de son cri de douleur et du fait qu'elle se plie en deux pour appuyer sur sa blessure.

Ni une, ni deux, car elle en avait vu bien d'autres dans sa vie, elle attrapa un tabouret à portée de mains et le fracassa sur la tête de l'homme qui s'écroula au sol avant qu'un autre ne tente de l'attaquer carrément au sabre. Balançant carrément le tabouret dans la figure du nouvel arrivant, elle profita de ce court moment de répit pour remarquer que la femme qu'elle avait vu précédemment mordre le cou d'un sale type était en train de donner tranquillement des coups d'une pioche qui trainait près d'une tablée de nains pour achever le gobelin qui venait à peine de se remettre du verre qui lui avait été jeté précédemment.

« Joli poigne pour une poupée. »

Souffla malicieusement Idell à celle qui semblait être sa camarade de fortune dans cette mêlée générale que le patron et les serveurs de la taverne ne parvenaient pas à contenir.

Elle n'était pas du genre à rabaisser les femmes, pour en avoir suffisamment fait les frais elle-même par le passé, mais une petite provocation gentillette était bien de mise dans un contexte comme celui-ci. Elle espérait néanmoins ne pas la vexer et s'attirer ses foudres à coup de pioche ou de magie, sachant qu'elle devait déjà s'organiser pour repousser de nouveaux assaillants alors que sa cuisse la lançait sévèrement.

La petite vanne est bien prise, arrachant un léger rictus à Idell avant qu'un nouvel assaut de nain venu se jeter carrément contre lui avec l'épaule en avant ne la déstabilise. Elle grogna sourdement en atteignant le sol avec une telle masse par dessus elle, mais elle ne se démonta pas pour autant et usa de sa jambe encore vierge de toute attaque pour projeter le nain saoulard aussi loin que possible.

Un sacré ménage avait déjà été fait et le patron du bar s'en était mêlé pour mettre dehors ceux qui voulaient soit s'enfuir soit ceux qui étaient trop saouls pour comprendre ce qui se passait. Et puis il y'avait ceux dont les deux jeunes femmes s'étaient occupées, ceux qui s'étaient occupés entre eux... Bref, le carnage avait bien diminué mais pas disparu pour autant alors elle ne tergiversa pas en calcul stratégique pour venir à bout de ceux qui restaient.

Mais alors qu'une nouvelle vague d'ivrognes parmi ceux qui étaient encore présents se jeta dans sa direction par derrière, elle vit la jeune femme déployer sa magie d'une façon qui supposément allait la protéger le temps qu'elle termine d'achever les trois nigauds du fond du bar. Enfin... le temps dont elle disposait était visiblement de trois minutes et si jusqu'alors l'ex pirate n'avait pas voulu faire de morts et s'était contentée de coups non léthaux, ne serait-ce que par respect pour le patron des lieux qu'elle connaissait, elle décida de sortir son sabre d'abordage - qui ne l'avait jamais quitté depuis son arrivée à Eraxarth - afin de décapiter les gobelins sournois qui tentaient de la planter avec leurs dagues.

Elle exécuta sa tâche avec une parfaite maîtrise de son arme et retourna vers la jeune femme en boitant.

« Je crois que le plus gros du travail est fait. Maintenant... Le patron devrait pouvoir gérer ceux qui restent. »

Tout en disant cela, elle se laissa choir sur un tabouret qui n'avait pas été détruit dans la mêlée et commença à panser sa blessure en arrachant le jabot à son cou pour s'en servir de compresse. Merde, il ne l'avait pas raté ce con. C'était bien profond et désormais qu'elle n'était plus dans l'adrénaline de l'action, la douleur était encore plus forte.

Elle jeta un œil vers le patron du bar qui, de par sa stature imposante et ses compétences au combat n'avait eu aucun mal à terminer le travail et remettre son établissement dans le calme.

Les yeux de l'ancienne pirate se redressent avec une légère méfiance vers son interlocutrice lorsqu'elle approche ses mains de sa blessure, se demandant quel sort elle réserve à la plaie avant que finalement la douleur ne s'estompe peu à peu pour laisser place à un doux mélange de chaleur et de fraîcheur qui lui procura un frisson le long de l'échine.

« Et bien... Vous êtes pleine de ressources. »

Déclara-t-elle simplement en pliant puis tendant à plusieurs reprises sa jambe désormais soignée, comme pour retirer l'engourdissement dans cette dernière.

Elle jeta brièvement un coup d'œil en direction des mains de la salvatrice pour constater les dégâts causés par une telle magie de soin, mais il semblait qu'elle avait de quoi s'occuper correctement de l'après coup de ses pouvoirs.

« C'est plutôt à moi de vous en offrir un... plus un sérieux pourboire à Belmord. »

Idell fit un signe de tête en direction de ce dernier alors qu'elle se levait pour se diriger vers le comptoir et il haussa les épaules en grommelant quelque chose d'à peine audible. Elle s'installa sur un des tabourets hauts et s'adressa au chef de l'établissement.

« Allez patron, prends une pause, je paye ma tournée et après on t'aide à finir de nettoyer. »

Odrick Belmord, le semi orc massif qui servait de propriétaire au Vieux Pieuvralin Mousseux, haussa de nouveau les épaules et posa le tas de débris de bois des meubles qui avaient été cassés pendant la bagarre pour se glisser derrière le comptoir et ouvrir une bouteille de rhum arrangé qu'il servit dans trois verres. L'individu n'était pas très loquace - pour ne pas dire pratiquement avare en paroles - mais il leva son verre avant de le boire d'une traite sans même vraiment attendre que les deux jeunes femmes aient trinqué avec lui.

L'ancienne capitaine du Mary-Sue prit sa boisson et la leva en direction de la jeune femme qui l'avait soigné pour trinquer avec elle. Puis elle en but une grande rasée avant de reposer le verre pour se présenter.

« Je ne connais même pas votre nom, madame l'aquamancienne. Je me nomme Idell, et je suis chasseuse de primes. »

Une information toujours bonne à glisser, on ne sait jamais si cela pouvait lui attirer plus de clients.

La blanche hocha la tête à la présentation de son interlocutrice, cherchant dans sa mémoire si ce nom lui était familier, mais elle n'assistait pas vraiment à des représentations dans les quartiers hauts, préférant l'humeur sombre et à la fois plus animée des tavernes.

« Très bien, tutoyons-nous dans ce cas. Mais j'insiste, la bouteille est à mes frais, j'ai eu une belle récompense de prime récemment et je n'ai pas pour habitude de faire dormir mon argent sous mon matelas. »

Sous entendu, elle aimait le dépenser et n'était pas du genre à le conserver quelque part à l'abris de peur qu'on le lui vole. Si la piraterie lui avait bien appris quelque chose, c'était de se méfier de tout le monde même de ses amis ou de ses voisins. Alors voilà, elle n'était pas particulièrement économe même si elle ne faisait pas pour autant dans la démesure.

Elle termina son verre et quitta son tabouret de bar pour aller aider le patron des lieux à soulever un morceau de table pour le jeter avec d'autres débris qui finiraient sûrement recyclés par les petits bricoleurs du coin ou par les artisans plus expérimentés. Elle lui demanda alors, pour tenter de lui changer un peu les idées face à son air renfrogné :

« Dis moi patron, je me suis toujours demandé, c'est quoi un pieuvralin ? »

Le semi orc haussa les épaules en émettant un grognement et poussa du pied une chaise cassée en deux pendant la mêlée. Puis finalement, sa langue se délia pour ce qui sembla être la plus longue conversation qu'Idell n'avait jamais eu avec lui.

« Mon père était pirate déjà bien avant ma naissance. Un jour au port, il s'est entiché d'une orc puis il est retourné en mer et n'est jamais revenu. Ma mère m'a raconté qu'il s'était fait bouffer par un pieuvralin durant sa dernière expédition en mer. »

Son récit sonnait comme une comptine apprise par cœur mais donc la conviction était peu profonde ; il ne croyait pas vraiment à son histoire et cela se sentait. Pauvre Ordick Belmord, que son père avait abandonné pour quelques trésors et une terre promise alors qu'il était encore dans le ventre de sa mère. Cette dernière qui d'ailleurs l'éleva à la dure au point qu'il ne garda aucun bon souvenirs de cette période.

« C'est une sorte d'hommage. »

Ajouta-t-il avec un demi sourire amer, expression qu'Idell ne lui avait jamais vu par le passé, avant retourner à sa besogne. La pirate se retourna vers son interlocutrice et décida de reprendre la conversation avec cette dernière.

« Alors c'est ici que tu viens tuer l'ennui ? Il y a plus fréquentable comme milieu pour quelqu'un de ta classe sociale, enfin j'imagine ? »

Elle termina de brasser les planches usées d'une étagère qui s'était effondrée contre le poids d'un nain et retourna vers le comptoir pour se resservir un verre qu'elle enfila sans se retenir. Après autant d'années passées en mer, elle avait l'habitude de s'arroser le foie sans avoir trop d'ennuis. Elle était même devenue plutôt résistante à l'alcool, bien qu'elle dut reconnaît que le rhum arrangé que leur avait servi le patron était sacrément corsé.

Idell décida de ralentir un peu sur la boisson, préférant garder toutes ses cartes en main au cas où quelque revanchards décideraient de venir voir à la taverne s'il restait quelque chose à casser. Les nouvelles allaient vite dans les bas fonds et même si Belmord ne laisserait pas une seconde effusion de violence détrousser son étalbissement pour aujourd'hui, on était jamais vraiment à l'abris.

Ce fut le discours de la jeune femme qui lui fit hausser un sourcil. Alors comme ça les gens du haut étaient aussi ennuyeux qu'elle se l'était toujours imaginé ? Comme quoi, d'un monde à un autre, il y avait des choses qui ne changeaient pas...

Le pedigree de son interlocutrice était néanmoins intéressant, même si elle n'avait aucune idée de ce qu'était une atlante. Mais les vampires, elle en avait déjà croisé depuis qu'elle vivait à Eraxarth. Cela expliquait l'agression au cou dont elle avait été témoins pendant la bagarre ; il fallait croire que Zenaïs aimait manger pendant qu'elle se battait ?

« Tu ne penses pas qu'habillée comme ça tu pourrais attirer l'attention des gens, justement ? Même si ça te va à ravir, je veux dire, ce n'est pas très commun pour une femme trainant dans les bas fonds de se vêtir de la sorte. »

Il y avait bien les danseuses exotiques et les métiers du spectacle, mais ce n'était pas le genre de clientèle type des tavernes reclues comme celle-ci. Est-ce que la jeune femme était venue chercher autre chose qu'un tue-l'ennui en s'aventurant ici ? Après tout, Idell estima que ce n'étaient pas ses affaires et décida de rebondir sur la seconde partie de sa phrase.

« Et donc, tu es musicienne ? Les affaires marchent bien de ce que j'en crois, puisque tu es célèbre. »

La pirate n'avait rien contre la bonne musique, mais pour elle rien ne valait le raffut de son équipage ivre chantant des chansons frivoles après une mission menée à bien. Ce n'était pas la même chose, pas la même saveur. De toute façon, la blanche n'avait pas grandi dans les hautes sphères et n'avait pas pris l'habitude des choses plus raffinées.